D'où vient le mal ?
Quelques réflexions suggérées par le débat proposé et animé par moi-même au café des Phares
le dimanche 7 juillet.
"Le mal existe bien, nous l'avons rencontré". C'est en entendant cette "chute" de Gilles dans sa conclusion-poésie que j'ai regretté de n'avoir pas formulé ainsi le sujet que j'ai moi-même proposé avant de l'animer: le mal existe-il? J'avais opté plutôt pour l'interrogation déjà débattue une fois aux Phares : d'où vient le mal? en ajoutant des questions complémentaires, à la façon de Gauguin: pourquoi le mal ? qu'est-il? ou va-t-il?
En fait la question soulevée, sinon discutée, a été bien celle de l'existence ou non du mal. Avec, à mon grand regret, la réponse tant attendue, si évidente dans nos contrées: non, il n'existerait pas. Pas vraiment. Pas en tant que tel. Pas seulement en tant qu'entité en soi, si ce n'est dans l'action de l'homme (Michel: le mal ne saurait être un absolu, ce n'est qu'un adjectif). Il ne viendrait de nulle part, peut-être de l'ignorance (Samira, en référence sans doute à Platon pour qui "nul n'est méchant volontairement"). Nulle référence - ou si peu - à la souffrance (Samira), à la haine (Nadia), à l'empathie et à la notion de préjudice (Bernadette), c'est-à-dire au bien face à la prédation. Nulle référence à la question des valeurs. Mais une théorie de la relativité presque absolue. Savoir si c'est mal ou si j'ai mal, voilà la préoccupation majeure. Mais pour nombre d'éminents représentants de l'histoire de la philosophie, c'est sans importance.
Albert Camus était plus attaché à a sa mère, d'une part, à la question de savoir si la vie valait d'être vécue, d'autre part, c'est-à-dire à la signification de la vie, qu'à n'importe quelle définition, et pas seulement géométrique. "Mal nommer les choses ajoute au malheur du monde", écrivait l'humaniste révolté par l'omniprésence du mal, par "le bacille de la peste" qui "ne meurt ni ne disparait jamais". Le réveil est venu timidement de quelques bancs au café philo: dire que le mal n'existe pas élude la question (Samuel), il y a une version minimaliste du mal: la gêne (André). Le même André affirmera plus tard que "les Allemands étaient conscients de faire l'abominable". Mais hormis cette réflexion et celle de Gunter ("les Allemands eux-mêmes victimes du nazisme"), toutes deux prêt a discussion, je n'ai pas réussi à faire parler l'assistance du mal suprême, la perpétration de la Shoah des Juifs par Hitler, cet exécutant du "fantasme final" (Claude Berger), ni la Shoah arménienne d'ailleurs. Le philosophe par excellence de la morale, de la primauté du bien qui "ne fait pas d'exception", l'Allemand (justement) Kant, est passé sous silence, malgré mes tentatives désespérées, si ce n'est la définition de la métaphysique comme religion laïque par Gunter, qui a rappelé par ailleurs la question du bon et du mauvais chez l'enfant
(y a-t-il des enfants méchants?). Pierre-Yves parle bien du méchant malchanceux ou mauvais à Hollywood. Et Gunter déplore qu' "
aujourd'hui on supprime le jugement", qu'"il n'y ait a plus que ce qui est bien pour moi".
Dans mon introduction j'avais eu beau signaler que je parlais non du mal "pharmaceutique, biologique, naturel, accidentel, psychologique, porté à soi-même, mais du mal donné, celui-là même qui est une pratique courante chez les humains, qui est en somme "humain, trop humain". Mais crier comme Job contre "le diable et le bon dieu" n'a guère trouvé écho. Pas plus que les références par trop philosophiques, religieuses, littéraires, historiques, politiques: Socrate (la vertu), Antigone, Moise, Jésus ("pardonnez-leur mon Dieu, ils ne savent pas ce qu'ils font"), Bouddha, Rousseau et Hobbes, Montesquieu, Voltaire, Leibnitz et la Théodicée, Baudelaire et ses Fleurs du Mal, Freud, Marx/Lénine, Gandhi, Mandela... Je me suis heurté à un mur infranchissable: l'insoutenable légèreté des théories banalisant le mal. Tout le monde il est mal tout le monde il est gentil. J'ai mal au mal. J'ai du mal avec le mal, le mal soit disant anodin mais en fait inéluctable, si ce n'est incurable, et pourtant devant être combattu sans cesse (signification profonde du Mythe de Sisyphe).
Même la Shoah, je la prends comme parabole du mal, extension absolue du politique, et non contingence dictatoriale. Le nazisme n'est pas un simple produit dérivé du totalitarisme. Le mal c'est plus que de l'inesthétique, même s'il est ça aussi. Face à l'extraordinarité du mal, je ne pourrai jamais accepter de l'occulter, de s'en dédouaner, de le récupérer et de l'employer pour faire de la manip pour tous.